Monday, September 21, 2015

Vortex temporum - 4

Ce soir-là, on avait décidé de ne pas trop boire, pour avoir les idées claires, mais y avait très certainement trop de trucs déréglés. Un mec est passé, au mauvais moment. Peut-être qu’il n’avait pas assez d’argent à nous refiler, ou qu’il nous avait refusé une clope, ou que son sac à dos était trop chelou, ou qu’on avait décidé de se faire une petite chasse aux pédés, comme ça, juste pour se marrer, parce qu’on aimait les voir chier dans leur froc avec leurs T-shirts moulés, les foutre à poil pour voir s’ils arrivaient à bander devant trois beaux mecs comme nous, leur pisser dessus avant de se casser. Finalement, ne rien leur faire d’autre que de leur foutre la trouille. Lui, il n’était pas comme les autres. Il avait tout de suite balancer ses affaires dans l’allée et s’était mis à courir tout droit, sans rien dire. D’habitude, les mecs s’accrochaient à leur sac comme un animal protège son petit. Ils pensaient avant tout qu’on allait leur piquer leur pognon, cracher sur leur journal intime ou les photos qu’on trouverait. Ils lançaient de sourds déconnez pas les gars, comme tout le monde. Ils finissaient par ne plus essayer de s’échapper. On les encerclait pour les emmener un peu plus loin, au fond du parc, derrière un buisson. Alors, c’était comment de se faire enculer ? Tu crois que Dieu, il a voulu ça ? Tu crois que si ton père avait été pédé, tu serais là avec ta gueule de petite fiotte ? Baisse ton froc, connard. Baisse ton froc. On se foutait de la gueule de leur pubis bien rasé. Si on avait des bières dans les mains, on faisait mine de se branler et la bière leur coulait le long des jambes. Si on avait rien, on leur pissait dessus. La plupart du temps, ils se mettaient à chialer. On les laissait comme ça. C’était fini.


            Lui, il s’était barré en courant. Il avait fallu le courser un bon quart d’heure avant que Manu réussisse à le choper. À trois, on avait réussi à le maîtriser. Il ne disait rien. Ne bougeait plus. On l’avait traîné dans un hall d’immeuble dont on avait le code. On avait le code de presque tous les immeubles du quartier. On pouvait disparaître à tout instant. Se retrouver dans la cave d’un copain. Faire ce qu’on avait à faire et repartir. On ne sait pas trop pourquoi on décide ça ou ça, comme ça, mais celui-là, peut-être parce qu’on l’avait coursé, peut-être parce qu’il avait brusqué un peu nos habitudes, peut-être, tout simplement, parce qu’il nous avait surpris, c’était un peu comme si on l’avait mérité, c’était un peu comme si on l’avait désiré. Les mêmes questions, le même ordre, le même rituel. Enculer, Dieu, ton père. Baisse ton froc. Baisse ton froc, mais lui, il ne faisait rien. Ne bougeait plus. Seul son visage semblait nous dire Les gars, je sais que je vais passer un sale quart d’heure. Faites ce que vous voulez. Branlez-vous avec vos bières ou pissez-moi dessus. Vous êtes trois, et je suis seul. C’est ça qui rend la situation possible. Vous allez déverser votre bile sur moi, puis vous retournerez dans vos halls d’immeuble, boire votre Vodka et vos bières. Ce qui me rend impuissant ne vous rend pas plus puissant. Vous êtes juste hors la loi, en dehors de tout ce qui fait la convenance dans un monde où, de toute façon, nous n’arriverons pas à nous mettre d’accord, alors, autant accepter nos différences et passer notre chemin, mais c’est peut-être vous qui avez raison. Vous espérez qu’en m’humiliant, vous allez régler son compte à la société, que je vais véhiculer votre histoire à travers les empreintes que vous allez laisser, des marques de la haine que vous déversez sur les murs, mais je ne dirai rien, à personne, parce qu’au fond, je ne suis pas fondamentalement différent de vous. J’habite dans l’immeuble d’à côté. Moi aussi, j’ai eu les coups de pieds à la récré, les coups de poing dans la rue, les gifles en rentrant, les parents, les mômes, le frigo, les flics qui nous arrêtent sans raison, juste pour avoir le plaisir de nous palper les couilles, de sentir qu’on a un piercing là où plus personne ne va plus, là où l’on ne va plus rien poser d’autre qu’un gant de toilette mal savonné, seule langue sensuelle qu’on a pu trouver depuis qu’il ne se passe plus rien avec celle ou celui qui partage toutes nos nuits.

            Tout ce silence, ça avait rendu Manu hystérique. Baisse ton froc, connard. Baisse ton froc. Il s’était mis à tourner autour de lui comme une bête sauvage. Il lui poussait l’épaule de temps en temps pour le voir se déstabiliser, et Momo l’accompagnait dans son délire. T’entends ce que te demande mon pote ? Putain, tu vas le baisser ton froc ? Putain, putain, putain, putain, Manu, pourquoi il dit rien ? Toi parler français ? Oh ! Toi parler français ? Vas-y, explique-lui ce que ça veut dire baisser son froc. Momo l’avait pris par la poitrine. On lui avait baissé son froc en quelques secondes. Un petit coup de canif rapide à la ceinture. Les boutons du jean, éventrés. Ça nous faisait toujours marrer de découvrir leurs dessous, des slips comme on n’en avait jamais vus. Celui-là était blanc, bien serré. Le mec avait une petite étoile tatouée sur l’aine. Il ne bougeait plus. Il n’y avait plus que son regard qui parlait. Toi, tu vois que c’est trop, que tes potes vont trop loin. Pourquoi tu ne les arrêtes pas ? C’est pas toi le chef ? C’est qui le chef ? Y a pas toujours un chef dans vos bandes ? Y a pas toujours un mec qui peut tout arrêter ? Quelqu’un qui peut dire stop, et c’est fini. C’est quoi le deal ? C’est quoi le délire ? Qui faut-il convaincre ? Que faut-il faire ? Et que va-t-il se passer, au juste ? Mec. Est-ce que c’est ça ? Est-ce que ça ? Est-ce que ça que tu veux ? Vraiment ?